Dans ce deuxième1 article sur la pensée rationaliste et les anti-féminismes, nous allons expliciter les liens entre masculinisme et libertarianisme2. En particulier nous montrerons comment la pensée philosophique sous-jacente à ce courant de pensée économique peut tout naturellement mener à discréditer les raisonnements sociologiques, et donc à ré-essentialiser les relations femmes-hommes.
Nous aimerions d’abord mieux définir les termes que nous utiliserons. Le mot “rationalisme” tel que conçu dans cette série d’article peut être définit par la définition B. 2. du Cnrtl3 : “Tournure d’esprit, mode de pensée qui n’accorde de valeur qu’à la raison, à la pensée logique.” Ces deux définitions résument assez bien la position philosophique de ce que nous nommerons dans cette série d’article le “courant rationaliste”. C’est un courant de pensée (majoritairement anglo-saxon) agglomérant plusieurs mouvements philosophiques (nouveaux athées, libertariens, sceptiques) qui ont tous la particularité de revendiquer l’esprit critique et la pensée rationnelle comme moyen nécessaire et suffisant pour atteindre une connaissance non faussée sur le monde. Ces mouvements prétendent savoir ce qu’est un raisonnement rationnel, et s’en revendiquent au point d’en confisquer la définition et de transformer tout raisonnement qui ne suit pas leur canon d’irrationnel donc d’irrecevable. Cette technique rhétorique pourrait très bien être qualifiée “d’homme de paille”.
Le mouvement rationaliste se rapproche beaucoup du scientisme de part sa constante invocation d’une soi-disant rationalité et de son utilisation de prétendus “faits scientifiques” pour justifier ses positions politiques4. Cependant comme la plupart de ses membres ne sont pas des scientifiques mais se réclament juste de la rationalité, nous préférons utiliser le terme de rationalisme plutôt que de scientisme. La galaxie rationaliste réunit très logiquement des courants qui ont tous une volonté politique d’utiliser la science ou les résultats scientifiques (nouveaux athées, sceptiques, zététiciens) mais aussi — pour des raisons légèrement différentes — une frange du mouvement libertarien. Les rationalistes ont la particularité de prétendre suivre une axiologie neutre car basée sur des faits scientifiques. Nous ne discuterons pas ici du fait que baser son éthique sur des faits scientifiques ou se revendiquant comme scientifiques est déjà un choix moral qui n’a pas de base scientifique. Nous ne discuterons pas non plus de la construction sociale des faits scientifiques et de la signification qu’on veut bien leur donner, et nous nous contenterons de prendre le mot “scientifique” dans son acception vernaculaire (cf. les définitions du Cnrtl).
Concernant l’anti-féminisme, nous le définissons de la même façon que Diane Lamoureux5 : “L’antiféminisme prend plusieurs formes. C’est essentiellement un discours conservateur, souvent réactionnaire (en réaction au féminisme) et il repose usuellement sur une compréhension naturalisée et hiérarchique des rapports sociaux de sexe.” Pour un peu plus de précision, nous pouvons citer Sara Garbagnoli6 : “En raison de cette démarche théorique “para-doxale” (au sens étymologique du terme) et de sa consubstantielle visée politique révolutionnaire, le féminisme ne peut que déranger l’ordre établi (et ceux qui en tirent bénéfice) et générer, en réaction, des formes d’opposition qui le visent directement. D’où l’importance de la notion d’anti-féminisme qui dit autre chose et plus que ce à quoi les termes “misogynie” et “sexisme” renvoient. D’un côté, l’anti-féminisme nie (ou, ce qui revient au même, minimise, individualise, “pathologise”, “ethnicise”) ce que les analyses féministes montrent et étudient : que les femmes sont opprimées et exploitées, que la minoration subie par les femmes fait système, que ce système n’est pas réductible à d’autres formes de domination […] De l’autre, l’anti-féminisme s’oppose farouchement à la légitimité des études et des recherches féministes en les taxant d’un ensemble hétéroclite de défauts qui en saperaient la validité. Non scientifiques (car militantes), communautaristes (car produites par des groupes minoritaires au nom de la minoration subie), inutiles (il n’y aurait pas, ou plus, d’oppression, ou il en existerait d’autres formes qui seraient prioritaires) ou exagérées (il n’y aurait par tant d’oppression que ça ), les analyses féministes seraient elles-mêmes productrices de formes de violences et de discrimination (envers les hommes, envers les enfants, envers les femmes elles mêmes).”
L’anti-féminisme rationaliste a en commun avec les autres anti-féminismes les deux points suivants, colorés par la spécificité de leur argumentation rationaliste : 1) il se défend d’être anti-féministe, mais juste contre “l’extrémisme” du féminisme contemporain, post-moderne, intersectionnel, autant de qualificatifs que les rationalistes associent au post-modernisme, qu’ils qualifient d’élucubration intellectuelle, 2) il multiplie les appels à la Nature et au déterminisme biologique, mais en se caractérisant par des références systématiques à des études scientifiques puisque c’est là son positionnement intellectuel et politique. Rappelons que tous les mouvements d’émancipation des femmes et des minorités ont toujours été qualifiés d’extrémistes par leurs opposants à un instant T donné, qui leur opposaient le mythe de l’âge d’or du militantisme, quelques dizaines d’années auparavant, où les “vraies” militantes portaient de “vraies” luttes importantes et pas des arguments futiles.
L’anti-féminisme rationaliste n’est pas ouvertement dirigé contre les femmes et le féminisme car ce n’est pas une attitude rationnelle, mais il survient comme un produit secondaire de la posture rationaliste à s’appuyer sur la science à tout propos et à défendre la liberté d’expression et la “vérité”. En effet, en s’opposant à la prétendue dictature du “politiquement correct” imposée par les mouvements féministes et anti-racistes contemporains — alors qu’ils ont la science de leur côté — les rationalistes qui défendent la liberté d’expression seront tout naturellement amenés à s’opposer aux mouvements de libération des femmes et des minorités, qui militent pour qu’on admette que le langage est aussi un vecteur d’oppression. Aussi, les rationalistes auront tendance à détourner à leur propre avantage la légitimité qu’on a l’habitude de conférer à la science en invoquant les “faits” à tout bout de champ. Cela a pour conséquence de renvoyer leurs opposants politiques dans le camp des pseudo-sciences, ou des êtres non doués de raison, des idéologues, des crédules, des croyants. Cette utilisation de la science comme moyen de maintenir la structure de domination n’est pas une nouveauté car déjà bien décrite par les marxistes et les post-structuralistes7 ; ce n’est donc par étonnant que ces deux écoles de pensées soient les ennemis numéro un des rationalistes.
En effet, les rationalistes se revendiquent du mouvement philosophique des Lumières, où l’accent est mis sur la liberté de conscience et d’action des individus, sur la rationalité contre l’obscurantisme religieux, et qui a accompagné l’entrée dans l’ère moderne. Ils jugent que le romantisme, le marxisme et le post-modernisme sont tous héritiers d’une même tradition anti-moderniste8. Ainsi, le rationalisme, de par son positionnement philosophique même, semble donc être dans une confrontation naturelle avec le féminisme intersectionnel. Nous verrons dans l’article présent comme les valeurs rationalistes et libertariennes s’articulent pour produire un discours anti-féministe très spécifique car basé sur des arguments naturalistes et économiques.
Le libertarianisme américain9
Le libertarianisme est un mouvement de pensée qui s’appuie sur l’idée que la liberté individuelle est la valeur humaine la plus fondamentale et une fin en soi, et qu’elle ne devrait pas être entravée ou dévoyée par des lois ou des obligations extérieures à l’individu. En particulier, cela suppose que l’Etat, en tant que régulateur de certains flux économiques et sociaux, applique une certaine contrainte sur cette notion de liberté individuelle. Les libertariens visent une société où le rôle de l’État est minimal ou quasi-minimal, et où les individus sont libres de choisir leur mode de vie sans autre influence sociale, économique ou politique que ce que les échanges interindividuels engendrent.
Il devient important de préciser les termes ici. Le terme “libertarianisme” est utilisé ici dans son acception la plus commune, c’est à dire le “libertarianisme de droite”. C’est un libertarianisme prônant le laissez-faire économique, la disparition quasi-totale des services comme des obligations étatiques, ainsi qu’un fort respect de la propriété privée et de la rétribution individuelle en retour de son travail. De l’autre côté, il existe un libertarianisme de gauche qui, bien que revendiquant un fort attachement à la liberté individuelle, cherche à promouvoir un modèle de société plus égalitaire ou redistributif. Ce courant est minoritaire, et nous ne nous y intéresserons pas. Par la suite nous utiliserons donc le terme “libertarianisme” pour désigner le libertarianisme de droite (ici nous utilisons les acceptions gauche et droite dans leur rapport égalitariste ou individualiste à l’économie de marché).
Une autre spécificité du libertarianisme est sa prétention à aussi être libéral sur le plan politique et social, par exemple sur des sujets comme la drogue, l’immigration, la sexualité,… En découle une certaine volonté de se distinguer de la traditionnelle confrontation gauche-droite des démocraties occidentales. Incidemment, c’est David Nolan, fondateur du parti Libertarien américain en 1971, qui a créé le premier “quadrant politique”, rompant avec la conception axiale de la politique. Le diagramme de Nolan avait pour but de montrer comment les libertariens n’étaient ni de droite ni de gauche, et ainsi s’acheter une image d’outsider de la politique. Pour les libertariens, la volonté de paraître en dehors de l’échiquier politique relève d’une volonté de se distinguer politiquement de ses concurrents et du clivage gauche-droite. Cela sera intéressant de voir comment ce mouvement de pensée, bien que prétendant défendre les libertés individuelles et l’auto-détermination, peut s’allier avec l’argumentaire masculiniste pour tenir un discours anti-féministe unique en son genre.
Le libertarianisme est essentiellement un courant de pensée anglo-saxon qui a puisé sa symbolique dans l’histoire politique et sociale américaine. Rappelons qu’un des éléments déclencheurs de la révolution américaine fut la taxation imposée par le roi d’Angleterre George III sur les produits des colonies, cela afin de rembourser la Guerre de 7 ans (1756–1763). Le serpent à sonnettes servait alors de symbole pour l’union des colonies américaines et leur réaction face à un danger extérieur. Le symbole du serpent à sonnettes a traversé le XIXème et le XXème siècle sans rien perdre de sa symbolique : les valeurs fondatrices de la culture américaine que sont la liberté et l’indépendance. Notons par exemple qu’il est réapparu (après une courte utilisation en 1775–1776) sur les pavillons de beaupré de la marine américaine à partir du 11 septembre 2002. Son application sur un fond jaune accompagné de la devise “Don’t tread on me” est due à un général américain, Christopher Gadsden, qui en fit le drapeau de ses troupes en 1775, et qu’on appelle depuis le “Gadsden flag”. Il a été récupéré par le mouvement libertarien dans les années 1970 pour la forte charge symbolique qu’il convoie.
Notons que le mot “libertarianisme” a lui même une longue histoire. Le mot “libertarian” est à la base l’équivalent anglais du mot “libertaire” au XIXème siècle. Mais lors du début de la Guerre Froide, dans un contexte de maccarthysme aigu, la gauche américaine ressent le besoin de se débarrasser de l’étiquette “socialiste”, et choisit de se définir avec le mot “liberal”, qu’il faut plutôt rapprocher du mot “liberalité” et qui peut se traduire par “tolérant” que du “libéralisme” (économique) à proprement parler10. Dans un effet de balancier, certains milieux conservateurs prônant le libéralisme économique se trouvent dépossédés de cet élément de discours et décident donc de forger le mot “libertarianism”. Nous décidons de le traduire par “libertarianisme” puisqu’il a perdu son affiliation première avec le mot “libertaire”, qui met plutôt l’accent sur une liberté sociale et une autonomie économique et reste plus usité en Europe pour désigner certains courants intellectuels de gauche. D’autre part cette distinction est justifiée puisqu’en montrant dans cet article que les milieux libertariens peuvent véhiculer un discours anti-féministe, nous prouvons que le libertarianisme n’a finalement plus grand chose en commun aujourd’hui avec les milieux libertaires, et ce même si les libertariens se réclament aussi du libéralisme politique.
Il existe plusieurs types de libertarianisme, selon l’intensité de leur résistance aux structures étatiques. Par exemple les anarcho-capitalistes peuvent être vus comme des “anarchistes de droite”, puisqu’en plus de revendiquer la disparition totale de l’État, ils privilégient le respect de la propriété privée plutôt que la recherche de l’égalité économique et de la justice sociale qu’on peut retrouver dans les courants anarchistes traditionnels. Le courant minarchiste pour sa part tolère un État minimal qui serait réduit aux fonctions minimales permettant une certaine stabilité politique : police, justice, armée (afin notamment de protéger les citoyens de la spoliation de leur propriété privée).
Le courant libertarien a aussi une longue — bien que marginale — tradition intellectuelle. Il se revendique comme héritier de la tradition libérale des Lumières, qui met en autre l’accent sur la pleine liberté des individus et leur droit naturel à la propriété privée. Aux yeux des libertariens, le libéralisme économique classique est un idéal philosophique qui n’est aucunement atteint aujourd’hui du fait les États s’ingèreraient trop dans les flux marchands. Au XIXème siècle, l’économiste français Frédéric Bastiat représente l’archétype du penseur libéral, dont les essais sont encore appréciés aujourd’hui dans le milieu libertarien. Au tournant du siècle, l’école autrichienne d’économie prend de l’ampleur et va produire des penseurs très influents tels que Ludwig von Mises, le très connu et très libéral Friedrich Hayek, ainsi que Murray Rothbard, l’un des fondateurs du courant libertarien dans les années 1970. Les réflexions de cette école de pensée se basent sur l’axiome de l’individualisme méthodologique : le fait que les faits sociaux peuvent s’expliquer à partir des comportements individuels et de leurs interactions mutuelles. Cela s’oppose aux traditions plus holistes que l’on peut retrouver en sociologie — ce qui explique pourquoi les libertariens récusent la véracité des sciences humaines sous prétexte qu’elles sont gangrénées par une pensée marxiste. Un autre penseur influent est Robert Nozick, qui a publié en 1974 son ouvrage Anarchie, État et utopie, dans lequel il défend des conceptions minarchistes. Son livre est considéré comme la réponse libertarienne à la Théorie de la justice de John Rawls paru trois ans auparavant, qui réhabilite l’importance du concept de la justice en philosophie politique.
On l’aura compris le courant libertarien est un mouvement très individualiste, cela étant ancré dans les fondements mêmes de sa tradition intellectuelle. Le libéralisme économique qu’il promeut, ainsi que son opposition aux courants de pensée holistes et sociologiques, font qu’il est structurellement opposé aux discours féministe et anti-raciste contemporains, qui considèrent le rapport dominant-dominé·e comme étant le produit d’un système de domination. Les libertariens verront dans ce discours des relents de théorie marxiste, et de ce fait n’y accorderont aucune valeur de vérité.
Rationalisme et anti-féminisme chez les libertariens
Si tous les libertariens ne sont pas rationalistes — il existe des libertariens qui ne croient pas à l’origine anthropique du réchauffement climatique — et si tous les rationalistes ne sont pas libertariens, les deux courants de pensées s’alimentent positivement. Le lien entre libertarianisme et rationalisme, bien que n’étant pas évident à révéler, n’est pas ténu. Il se démontre selon deux axes. Le premier est la filiation du mouvement libertarien envers le libéralisme économique. Dès le début, la discipline économique est issue de la tradition philosophique écossaise (Hume, Smith, Ferguson), et de ses tentatives de rendre plus scientifique l’étude de l’Homme. D’autre part, l’évolution de la discipline allant de pair avec une plus grande mathématisation de ses concepts, l’économie héritera tout naturellement de la légitimité des sciences dures.
La science représentant dans l’imaginaire commun de nos sociétés modernes une très haute valeur symbolique, le libertarianisme — en tant que mouvement philosophique et politique minoritaire (comme le féminisme) — cherchera à justifier ses positions politiques avec des arguments scientifiques afin de se rendre crédible. L’économie étant à la fois susceptible de leur fournir cette caution scientifique et formant le coeur de leur propos, les libertariens articuleront principalement leurs conceptions politiques autour d’arguments économiques. Nous verrons en particulier comment cette jonction opère lorsque nous discuterons des aspects anti-féministes de la pensée libertarienne. La prétention scientifique du libertarianisme est donc intrinsèque à son contenu politique.
Le deuxième axe reliant libertarianisme et rationalisme se fait par le truchement des parents fondateurs. En effet, les intellectuel·le·s qui ont le plus influencé le courant libertarien sont des penseurs rationalistes. Tout d’abord, Ayn Rand est une philosophe américaine qui est née en Russie et qui a fui la révolution communiste qui a spolié sa famille. Elle a proposé une réflexion rationaliste promouvant la liberté économique des individus, qu’on appelle “l’objectivisme”. Figure de l’anti-communisme, on lui prête une influence capitale sur le mouvement libertarien en ayant jeté les bases d’une pensée individuelle économique centrée sur le laisser-faire et la raison. D’autre part, Murray Rothbard est un économiste et philosophe américain qui est un promoteur des théories anarcho-capitalistes et du laissez-faire économique. En ayant étudié auprès de Ludwig von Mises, acteur majeur de l’école autrichienne d’économie, il a participé à vulgariser et populariser ses idées. La philosophie de Rothbard est rationaliste, et il soutenait qu’il était possible d’élaborer un système éthique à partir de déductions logiques. Finalement, et cela nous concerne ici, il est aussi connu pour avoir aussi maintenu des positions très racistes et anti-féministe, en s’opposant violemment aux revendications civiques et sociales des minorités. Les idées d’Ayn Rand et de Murray Rothbard étant à la base de la pensée libertarienne, il n’est pas étonnant d’observer comment le rationalisme et le libertarianisme s’alimentent l’un l’autre.
Cette filiation induit que les milieux libertariens et les milieux sceptiques américains sont très poreux l’un vis à vis de l’autre. Par scepticisme, nous entendons ici l’attitude intellectuelle qui refuse d’admettre une chose sans examen critique, sans doute scientifique. Les sceptiques promeuvent une pensée rationaliste, et ce faisant peuvent être amenés à pencher vers le libertarianisme. Un exemple parmi d’autre, James Damore, l’auteur du Google Mémo qui a déclenché une polémique aux Etats-Unis, est un sceptique libertarien. Même si son propos ne reposait pas sur des arguments économiques, Damore a admis lui même que son libertarianisme avait considérablement influencé sa rédaction11. Son “manifeste” est de fait un exemple typique d’argumentaire rationaliste anti-féministe12.
Nous allons voir comment l’argumentaire libertarien s’articule avec la pensée rationaliste pour camoufler un discours anti-féministe sous des allures respectables et crédibles. Le libertarianisme est basé sur un principe fondamental, qui nous vient de la philosophie des Lumières écossaises et françaises : l’Homme est libre (dans les limites de sa condition biologique humaine). De ce simple fait, les libertariens pourront soutenir qu’il n’y a pas de déterminismes sociaux et que les effets de la socialisation sur l’individu ne peuvent être que minimes. Ils doubleront cette défiance envers les concepts issus des sciences sociales d’une critique politique de ces disciplines qu’ils trouvent trop marxisantes à leurs yeux13. Comme le féminisme intersectionnel est un féminisme matérialiste, donc d’inspiration marxiste, les libertariens ne peuvent être qu’en opposition principielle avec lui.
L’argumentaire libertarien aura donc tendance à mettre l’accent sur la liberté de choix des individus plutôt que sur des déterminismes sociaux ou un supposé système patriarcal. Par exemple, les libertariens auront tôt fait de rappeler qu’en réalité le wage gap — la différence de rémunération entre les femmes et les hommes — n’est pas de 20% comme on l’entendrait partout, car ce chiffre ne représente que la différence entre le salaire moyen des hommes et celui des femmes. En effet, si on compare les différences de salaire à niveau d’études égal, à poste égal et à horaires égales, on trouve qu’en réalité l’écart se réduit à plus ou moins 9%. Les libertariens auront tendance à dire que si en moyenne les femmes sont moins bien payées que les hommes, c’est qu’elles ont fait le choix d’études, de métiers ou de temps partiels moins rémunérateurs, en pleine âme et conscience selon leur libre arbitre14. C’est factuellement vrai, mais c’est passer sous silence les possibles effets sociaux pouvant présider à ces choix. Au contraire ils postuleront que ces choix sont une conséquence directe de causes biologiques ou évolutionnistes.
Cette justification par la biologie est un cas d’école de l’argumentaire rationaliste. Comme les disciplines que sont la biologie, la physiologie et la psychologie permettent certaines procédures observationnelles et expérimentales quantitatives, elles auront les faveurs des rationalistes. Au contraire, les sciences humaines, ne pouvant attester du même critère de “scientificité”, semblent suspectes à leurs yeux. D’autre part, comme ils idéalisent la théorie de l’évolution de Darwin comme l’archétype de la théorie scientifique confirmée, la psychologie évolutionniste trouve grâce aux yeux des rationalistes parce qu’elle correspond à leurs critères de scientificité. En particulier, ils privilégieront toujours des explications issues de la psychologique évolutionniste plutôt que des sciences humaines pour expliquer l’ordre social actuel. C’est une constante dans le milieu rationaliste.
Par exemple, c’est l’argument invoqué dans le mémo de Damore sur la représentation des femmes dans les disciplines scientifiques, et plus particulièrement à Google. Il rappelle les dissemblances et les similarités entre les capacités et les intérêts du groupes des hommes et celui des femmes, concernant certaines tâches à caractère scientifique. Il souligne que ce sont des différences en moyenne ou en dispersion concernant les groupes de sexe qui explique qu’il y aurait plus d’hommes que de femmes dans les milieux extrêmement sélectifs, sans pour autant juger de quoi que ce soit des motivations des individus en tant que tels. Et il justifie ces différences inter-groupes sur des bases évolutionnistes. Sans juger de la pertinence ou de la véracité de cette opinion (c’est à la science d’étudier cette question), il est néanmoins intéressant de voir comment le processus de justification de l’état actuel de la société passe par un narratif biologique plutôt que sociologique. L’appel à la Nature est un poncif de l’anti-féminisme. La spécificité de l’anti-féminisme rationaliste sera ici d’expliquer les faits sociaux par des arguments biologiques et évolutionnistes à travers une multiplicité d’études scientifiques allant dans le sens de la binarité sexuée.
Les libertariens coupleront cet appel à la Nature avec leur philosophie libérale opposée à un État fort, afin de promouvoir une société où chaque individu ferait ce qu’il lui plairait de faire, selon ses envies et ses capacités (influencées par la Nature, évidemment). La philosophie libérale portée par les libertariens s’oppose au féminisme et sa lecture matérialiste de la société :
« C’est justement parce que les féministes d’aujourd’hui essaient de détruire l’égalité des chances pour une égalité des résultats que l’on se permet de pointer du doigt ces discours collectivistes. Car c’est ce qu’est devenu le féminisme — s’il a jamais été autre chose — du collectivisme sexiste.
L’humanisme et le libéralisme sont radicalement opposés à la vision identitaire et collectiviste du féminisme : nous valorisons l’individu, sa liberté et l’égalité des libertés. À partir de là, nous avons tous les opportunités de faire ce qu’il nous plait de faire. Ce qui est très différent de ce que prône le féminisme par l’intervention d’un État fort. J’entends par là les discriminations dites “positives”, qui ne sont que des discriminations. L’égalité des résultats est une utopie constructiviste. On ne peut pas faire de l’ingénierie sociale pour mettre tout le monde au même niveau dans tous les domaines, c’est impossible : nous avons tous des aptitudes différentes, des forces et des faiblesses. À nous d’exploiter nos forces pour faire notre place au sein du tissus social.Les hommes sont en grande majorité programmés pour prendre des risques et accumuler des richesses (il s’agit de stratégies reproductives), les femmes également sont majoritairement programmées pour mieux maîtriser le langage… Ce sont deux exemples, le tableau est infiniment plus complexe et le dimorphisme sexuel n’est parfois pas très marqué voire inversé chez certains individus. Et de ce point de vue, on comprend d’autant plus l’intérêt de valoriser les libertés individuelles pour que chacun puisse exprimer ce qu’il est. »15
On le voit, les libertariens considèrent l’individu comme étant libre et rationnel, et donc ne peuvent que très difficilement concevoir qu’un individu puisse être “socialisé” jusque dans ses faits et gestes. Cela implique qu’ils ne peuvent admettre l’existence d’un système de domination invisible et non conscientisé par ses acteurs, et dont les femmes et les minorités seraient spécifiquement victimes (patriarcat, culture du viol, racisme systémique,…). Il leur est difficile de concevoir le féminisme autrement qu’à travers le prisme de leur philosophie libérale, qui taxe le militantisme de stratégie idéologique — comprendre : irrationnelle — visant à instaurer une société au fonctionnement non naturel, et en cela porte les germes d’un certain totalitarisme (les fameuses fémi-nazies…).
Cette croyance qu’une société idéale est une société où les individus sont libres d’agir et de choisir l’occupation qu’il leur convient le mieux, et que tous les individus pourront maximiser leur bonheur dans ce cadre sociétal, est l’expression du privilège des dominants. En effet, une personne qui ne subit pas de discriminations ou de domination au sein de la société actuelle sera amenée à penser que l’oppression structurelle n’existe pas, et donc que tous les autres individus ont a priori des chances égales face à la vie, et par conséquent qu’un système libéral à l’extrême ne sera pas préjudiciable à une quelconque minorité de genre ou de race. Dans nos pays occidentaux, il est bien entendu que ce genre de raisonnement aura tendance à être formulé par les catégories dominantes, qui sont avant toute chose les hommes blancs aisés. Et il se trouve que plusieurs enquêtes confirment cette analyse en montrant que le mouvement libertarien est en majorité constitué d’hommes (aux deux tiers), à plus de 90% blancs16, et plutôt jeune et aisé17. Ce n’est donc pas étonnant de les voir développer un raisonnement qui ne prend pas en compte le vécu des minorités de genre, de sexe, et de classe. Comme pour les nouveaux athées, il est intéressant de voir comment la sociologie des membres du courant peut expliquer en partie la teneur de leur argumentaire.
Un exemple de masculinisme extrême
Nous allons maintenant étudier un exemple particulier d’argumentaire libertarien très masculiniste, et comment il s’évertue à se parer d’attributs rationels. Cela part d’une critique économique du rôle de l’État pour construire un narratif masculiniste. Essentiellement, l’idée est que l’État aiderait les minorités en leur garantissant des droits, en les protégeant, et en les subventionnant à travers des aides publiques. Toute cette organisation demande la création et le développement de certaines institutions, et cela implique un grossissement de l’État ainsi qu’un élargissement de ses prérogatives. Les libertariens voulant réduire la taille de l’État avant toute chose, pourront s’opposer aux revendications féministes pour cette raison.
Un exemple d’argumentaire libertarien masculiniste se trouve sur le blog dont est tirée la citation au début du présent article18. Tout d’abord, rappelons que la psychologie évolutionniste (ou évopsy) dit que, comme les femmes s’investissent plus fortement dans la procréation, elles cherchent chez les hommes un provider qui permettrait d’augmenter les chances de survie de leur progéniture19. Cela passe par la protection, la sécurité, la mise à l’abri de la précarité, la subsistance, etc. L’homme, quant à lui, ne porte pas l’enfant donc ne peut pas savoir s’il en est biologiquement le père. Son but est de s’assurer que ses enfants sont biens de lui, et veut donc s’assurer la fidélité de sa femme. Se créerait donc un “marché sexuel” où les femmes et les hommes échangeraient la fidélité sexuelle contre le rôle de “provider”. L’évopsy dira que le modèle familial traditionnel — couple hétérosexuel avec enfants, l’homme travaille à l’extérieur de la cellule familiale tandis que la femme s’occupe des enfants — est l’expression sociale de cette optimisation évolutionniste. Nous ne sommes pas ici pour débattre du bien-fondé de cet argument, mais pour voir comment il s’articule avec un discours libertarien.
L’auteur de l’article du blog en question décrit comment à ses yeux la promiscuité sexuelle des femmes est corrélée à leur indépendance financière. Il avance que dans les pays où les femmes n’ont pas les possibilités d’avoir des aides financières ou d’être indépendantes financièrement, elles se débrouillent pour maintenir au plus haut leur valeur sexuelle, car c’est la seule monnaie d’échange en leur possession pour trouver un homme “provider”. Conséquemment, l’auteur en déduit que dans les pays où les femmes accèdent à des emplois et à des aides, qui leur permettraient d’être plus indépendantes financièrement, leur valeur sexuelle prend moins d’importance et cela contribue à augmenter leur promiscuité. C’est la règle économique de l’offre et de la demande.
Dans les pays occidentaux, l’auteur observe que dans les années qui ont suivi la mise en place du droit de vote des femmes, la taille des gouvernements a explosé. Il l’explique en disant que les femmes votent pour les partis qui proposent de les aider en retour, par l’intermédiaire de programmes d’accompagnement, d’aides financières, etc. Cela a pour conséquence immédiate de faire grossir l’État, et donc de lui donner de plus en plus de pouvoir. En plus de cela, l’auteur critique le fait que l’État redistribue aux femmes le salaire que gagnent les hommes par le biais des aides financées par les impôts. Et comme ce sont les hommes qui sont en général mieux payées que les femmes dans nos sociétés, ils payent plus d’impôts, tandis que les femmes profitent plus d’aides sociales. Donc si l’on regarde le groupe des femmes dans son ensemble, elles gagnent de l’argent pris aux hommes. D’autre part, les femmes ont traditionnellement été dépendantes financièrement des hommes au sein du mariage. Donc cette augmentation des ressources disponibles pour les femmes implique que l’homme perd de la valeur sur le marché sexuel : sa capacité de protéger et prendre en charge une femme et sa progéniture est concurrencée par celle de l’État. En quelque sorte d’après l’auteur, le vote des femmes aurait eu pour effet de transférer le rôle de “provider” de l’homme sur l’État, mais toujours en se reposant sur la force de travail du groupe des hommes, et cela aurait pour conséquence de faire baisser la valeur marchande des hommes.
Pour résumer l’argumentaire libertarien masculiniste : depuis qu’on a accordé le droit de vote aux femmes, elles ont voté pour un État plus grand et plus fort, et qui leur distribue de l’argent volé aux hommes par les taxes. Ce faisant, elles atteignent une plus grande indépendance financière, sont moins intéressées par le rôle de “provider” des hommes et peuvent donc se permettre d’avoir plus de promiscuité sexuelle qu’avant. Conclusion : les hommes se feraient doublement berner dans l’affaire.
L’argumentaire est pour le moins acide. Il représente un cas extrême de masculinisme libertarien. Il est cependant intéressant de noter que l’article de blog dont il est issu¹⁷ est très documenté afin de prétendre atteindre une certaine scientificité qui rendrait plus crédibles les arguments proposés. Cette tentative de gagner en légitimité illustre de manière explicite comment un discours apparemment rationnel et logique peut tout à fait cacher un discours anti-féministe. C’est le cas, nous croyons, des rationalistes qui prétendent défendre la liberté d’expression, et qui critiquent les modalités du militantisme féministe et anti-raciste intersectionnel. Nous tenterons de montrer dans un prochain article comment la critique rationaliste du militantisme intersectionnel aux États-Unis semble bien plus relever d’une réaction anti-féministe, que d’une simple défense de la liberté d’expression.
Article publié le 05 octobre 2017. Kumokun est aussi sur Twitter !
- Le premier article présentait les nouveaux athées et leur opposition au féminisme dit de troisième vague, de par son inspiration post-structuraliste. [↩]
- La version originale de cet article s’ouvrait sur la citation d’un blogueur néérlandais masculiniste libertarien qui, sans aucune coïncidence, étudie la psychologie évolutionniste : “Vous ne pouvez pas être anti-féministe sans être anti-gouvernement. Si vous prétendez être contre le féminisme mais que vous ne vous opposez pas au gouvernement, vous êtes juste une féministe qui ne déteste pas les hommes, pas une anti-féministe. Pour moi, ces prétendues anti-féministes sont aussi dangereuses que les féministes elles mêmes, parce qu’elles veulent, sans le clamer ouvertement, que les femmes conservent leurs avantages vis à vis de l’État. C’est la cinquième colonne du mouvement féminisme : tenter de racheter le sommet misandre de l’iceberg, alors que l’appareil législatif misandre reste complètement opérationnel.” [↩]
- Voir les différentes définitions ici. [↩]
- Massimo Pigliucci, New Atheism and the Scientistic Turn in the Atheism Movement, Midwest Studies in Philosophy 37 (1):142–153 (2013). [↩]
- Diane Lamoureux, “La matrice hétérosexuelle de l’antiféminisme”, dans Diane Lamoureux & Francis Dupuis-Déri (dir.), Les antiféminismes — Analyse d’un discours réactionnaire, Editions du Remue-Ménage (2015), p. 92. [↩]
- Sara Garbagnoli, “L’hérésie des ‘féministes du genre’ : genèse et enjeux de l’antiféministe ‘antigenre’ du Vatican”, dans Diane Lamoureux & Francis Dupuis-Déri (dir.), Les antiféminismes — Analyse d’un discours réactionnaire, Editions du Remue-Ménage (2015), p. 108. [↩]
- David Hess, Science Studies : an advanced introduction, New York University Press (1997). [↩]
- Stephen Hicks, Explaining Postmodernism: Skepticism and Socialism from Rousseau to Foucault, Ockham’s Razor (2011). [↩]
- Les ressources générales sur le libertarianisme et ses penseur·se·s influent·e·s viennent de Wikipedia. [↩]
- Sébastien Caré, Les libertariens aux Etats-Unis : Sociologie d’un mouvement asocial, Presses Universitaire de Rennes (2010). [↩]
- A lire ici. [↩]
- C’est précisément le sujet d’un article précédent. [↩]
- Comme l’explique très bien le sceptique libertarien Michael Schemer dans cet article de Pour la Science. [↩]
- Voir par exemple cette vidéo et sa pirouette finale. Christina Hoff Sommers est une anti-féministe américaine notoire. Elle a notamment influencé l’opposition du Vatican contre la supposée “théorie du genre”. [↩]
- Extrait d’une correspondance personnelle avec un libertarien. [↩]
- Enquête du PRRI (Public Religion Research Institute). [↩]
- Sondage du Pew Institute. [↩]
- On peut voir l’argumentation en détail dans cet article sur le blog du début. [↩]
- Alice Eagly & Wendy Wood, The origins of sex differences in human behavior: Evolved dispositions versus social roles, American Psychologist, 54 (6), 408–42 (1999). Ou bien ce lien qui résume les hypothèses de la psychologie évolutionniste à ce sujet. [↩]