Le 2 octobre 2018, un article publié sur le magazine en ligne Areo1 révèle une gigantesque tentative de piéger des revues de sciences sociales et d’humanités anglo-saxonnes perpétrée par un trois personnes connues dans la mouvance “libérale rationaliste” (ou “Alt-Lib”) : Peter Boghossian2, James Lindsay et Helen Pluckrose. L’article mentionne une vingtaine de canulars écrits et soumis aux comités de lecture de plusieurs revues de gender studies, race studies, et plus généralement de critical studies (appellation que nous utiliserons dans cet article par souci de commodité), dans le but assumé de prouver que leur valeur scientifique est nulle. Au moment où leur canular est révélé, 7 articles ont été acceptés dans différentes revues, 4 ont été rejetés et le reste était encore en cours d’évaluation par des revieweurs anonymes. Les auteur·ice·s ont été forcés de dévoiler le pot aux roses car un de leurs articles publiés dans une des revues ciblées avait été repéré par le compte Twitter @RealPeerReview3 et commençait à attirer l’attention de journaux grand public.
En réalité, Bhogossian et Lindsay n’en étaient pas à leur premier coup d’essai puisqu’ils avaient déjà été à l’origine d’un canular en 2017, baptisé “The conceptual penis as a social construct” et dont le but était de montrer que le champ des gender studies était plus réglementé par l’orthodoxie idéologique que par un quelconque esprit critique scientifique. Au delà des questions usuelles que ce genre de canular pose4, il leur a surtout été reproché d’avoir publié cet article dans une revue prédatrice — qui est prête à publier n’importe quel article tant qu’on la paye — et que cela invalidait leur démonstration. C’est en réaction à cette objection que les deux comparses ont organisé, avec Helen Pluckrose, un canular à grande échelle pour prouver définitivement, selon eux, leur opinion.
Plusieurs analyses très pertinentes ont déjà été données de leurs canulars5 et il n’est pas question ici de les reproduire, mais plutôt de préciser l’origine idéologique de leur auteur·ice·s. Boghossian, Lindsay et Pluckrose font en effet partie d’un mouvement de pensée qu’on peut qualifier de “libérale rationaliste” prônant la défense des libertés académiques et d’expression, contre “tous les obscurantismes”, mais dans les faits ils s’opposent surtout à la gauche militante. Nous nous proposons dans cet article de documenter ce mouvement et de le situer dans le champ politique nord-américain. En effet, comme nous allons le voir, les attaques-canulards ont été perpétrées dans un but politique qu’on peut qualifier de réactionnaire.
Les champs académiques qui ont été visés — ceux qu’on a choisi de qualifier génériquement de critical studies (mais sans que cela fasse consensus)—sont des champs de recherche universitaire éminemment pluridisciplinaires qui ne sont pas définis par l’unicité de leur méthode — dont ils revendiquent au contraire la variété et la variabilité — mais par leurs objets de recherche : le genre, le post-colonialisme ou la science par exemple. Ils ont émergé en plusieurs temps après la seconde guerre mondiale dans la sphère universitaire anglo-saxonne. Les cultural studies sont historiquement les plus anciennes et nous viennent d’Angleterre, et ont pour vocation d’étudier les cultures populaires et illégitimes6. Elles ont essaimé aux états unis, en engendrant de multiples variations de formes et de contenus. Dans un contexte de massification de l’enseignement supérieur dans les années 1980, les universités et colleges américains ont développés des cursus mettant en avant ces disciplines7.
Par leurs innovations conceptuelles et par leur force critique, certaines idées issues des critical studies se sont diffusées dans les milieux militants féministes et anti-racistes depuis les années 1980.
Leur socle théorique repose principalement sur les idées de la philosophie qualifiée de “post-moderne”, appelée aussi “French Theory” outre-Atlantique, en référence aux philosophes français qui en sont à l’origine8, et notamment aux œuvres de Foucault et Derrida, Deleuze, Lacan, etc. Bien qu’on ne puisse dresser de portrait complet de ce courant de pensée en aussi peu de temps, notons néanmoins qu’il marque une rupture avec les traditions philosophiques européennes héritées des Lumières et sa quête d’un système rationnel universel. La philosophie post-moderne interroge la définition semble-t-il naturelle de certains concepts ou de certaines hiérarchies, en pointant notamment l’arbitraire de catégories de pensées qu’on croit pourtant tout à fait légitimes en temps normal. Ce faisant, elle a contribué à renouveler la pensée théorique sur la manière dont le pouvoir se déploie dans la société — jusque dans le langage et la science.
D’autre part, par leurs innovations conceptuelles et par leur force critique, certaines idées issues de ce courant philosophique se sont diffusées dans les milieux militants féministes et anti-racistes depuis les années 1980. Pour cette raison, les conservateurs américains vouent une haine tenace au post-modernisme et aux milieux universitaires tournés vers l’étude des minorités et des identités subalternes qui utilisent ces théories. Le mot “post-modernisme” tend cependant plus à être un homme de paille qu’un marqueur théorique pertinent (et ne doit pas être confondu avec le mouvement architectural éponyme). L’appellation est d’ailleurs le plus souvent utilisée comme un repoussoir par les opposants aux critical, aux cultural ou aux science studies. Celles-ci sont en effet considérées par la droite conservatrice comme une dégénérescence universitaire, où le verbiage post-moderne s’allierait à une victimisation des minorités, et où l’idéologie gauchiste et identitaire prendrait le pas sur la raison et la science. On retrouve ce même argumentaire dans la mouvance libérale rationaliste.
Le post-modernisme, éternel bouc-émissaire
La détestation du “post-modernisme” chez la droite et chez une certaine gauche rationaliste date de son émergence sur les campus américains dans les années 1970. Cela s’est accentué à la fin des années 1980 et durant les années 1990 avec les débats autour des Science wars. En effet, la sociologie des sciences a produit des avancées incommensurables à partir des années 1970 en historicisant les pratiques scientifiques. Ces avancées théoriques ont donné lieu à des développements très importants sur les questions d’objectivité et de problématisation de l’objet scientifique. Dans les sciences de la nature, certains vécurent cela comme une aberration et accusèrent les chercheurs en science studies et le post-modernisme de nier la réalité des faits scientifiques et de promouvoir le relativisme épistémique (c’est à dire que la science ne vaut pas mieux qu’une autre croyance).
Par exemple les chercheuses féministes ont mis en évidence que la façon qu’un individu a de conceptualiser un problème scientifique pourra dépendre de sa position et de sa trajectoire dans l’espace social : c’est ce qu’on appelle l’épistémologie du point de vue (ou standpoint theory en anglais)9. Cela s’oppose a priori à la pensée rationaliste qui suppose que toute connaissance est atteignable par tout le monde, et que les connaissances scientifiques décrivent le réel tel qu’il est (i.e. les théories ne seraient pas des artefacts humains contingents). Comme d’autre part cette idée de subjectivité située est largement reprise dans le mouvement militant pour la justice sociale, les rationalistes auront tendances à justifier leur opposition à celui-ci par des arguments théoriques sur la non-validité des épistémologies féministes et des gender studies.
L’histoire des sciences et la sociologie des sciences naissante ont aussi mis en évidence que la représentation commune que l’on a de la science est en réalité ancrée historiquement et sociologiquement10. Le Programme Fort en sociologie des sciences par exemple — développé dans les années 1970 au Royaume-Uni — défend l’idée que l’histoire des sciences ne doit pas s’analyser du point de vue de la science actuelle, mais que l’ont doit appliquer un principe de symétrie et d’impartialité envers les théories du passé, c’est à dire ne pas juger de la vérité ou de la fausseté d’une théorie à partir de nos connaissances scientifiques actuelles. Cette position épistémologique somme toute assez naturelle dans la pratique de l’histoire, a été caricaturée par des scientifiques issus de sciences naturelles. S’est ainsi construite l’idée que la sociologie des sciences défendait une sorte de relativisme épistémique, et niaient dès lors l’existence de la réalité et l’objectivité des résultats scientifiques (alors que ça n’a été en réalité jamais le propos11). Cela, conjugué à la réputation que les cultural studies étaient une accumulation de théories post-modernes absconses et vides de sens, aussi farfelues les unes que les autres, commençait à générer au début des années 1990 une opposition rationaliste qui se qualifiait d’“anti-relativiste”.
Ces frictions débouchèrent sur ce qu’on appelle les Science wars, qui sont une série d’échanges intellectuels qui ont émaillé les années 1990 et portant sur le manque de rigueur, le relativisme et l’antirationalisme supposés qui auraient touché les milieux universitaires anglo-saxons infectés par la philosophie post-moderne (voir en Annexe de cet article pour une brève chronologie). L’ennemi à abattre était la “gauche universitaire” et ses affidés : amalgame arbitraire de sociologues des sciences12, des chercheur·se·s en théorie littéraire et des militant·e·s féministes et écologistes. Les science studies et la pensée post-moderne sont notamment accusées de méconnaitre purement et simplement les théories scientifiques qu’elles prétendent analyser, et de nier les faits comme réalité empirique au profit d’un constructivisme radical.
C’est pour démontrer ces idées qu’Alan Sokal mit en place son canular car il trouvait cette dérive — si elle était avérée — inquiétante. D’après ses propres dires13, l’intention de Sokal était d’alerter la gauche américaine du danger qu’elle encourait si elle basculait dans des considérations trop théorético-jargonneuses en s’éloignant trop de la connaissance scientifique. C’est pourquoi à l’automne 1994, il écrivit un faux article pseudo-philosophique utilisant un jargon “post-moderne” et des concepts issus de théories scientifiques mais complètement détournés. Il le soumit à la revue de cultural studies Social Text, qui l’accepta malgré le refus de Sokal de l’amender, et le publia dans le numéro spécial d’avril 1996, dédié justement aux Science wars. Alan Sokal et ses soutiens affirmèrent ainsi qu’ils avaient démontré l’absence de rigueur intellectuelle d’une partie des humanités et leur supposée préférence pour l’idéologie sur la connaissance scientifique. Son canular, et les débats qui ont suivi, marquèrent le point culminant des Science wars aux États-Unis.
Tous ces initiateurs de canulars s’opposent frontalement au post-modernisme en le considérant comme une maladie relativiste et antirationaliste rongeant le monde universitaire de l’intérieur.
Ce n’est bien sûr pas anodin que Boghossian, Lindsay et Pluckrose se revendiquent de Sokal et dénomment leur canular à grande échelle “Sokal squared”, pour “Sokal au carré”. En effet, on peut dresser une continuité entre les intentions de Sokal et celles de notre trio : les science/cultural studies sont devenues les critical studies, mais le fond de l’opposition reste le même : le post-modernisme est considéré comme une maladie rongeant le monde universitaire de l’intérieur, dont il faut combattre le relativisme épistémique et le constructivisme radical. Cependant, ce qui différencie le canular de Sokal du canular “Sokal au carré” qui vient d’etre perpétré — au delà du fait que le premier n’avait pas de précédent — c’est que les contextes dans lesquels ils interviennent sont différents. En effet, là où dans les Science wars il n’y avait qu’une critique rationaliste de ce qui était interprété comme des “dérives” du post-modernisme, aujourd’hui la critique est portée par une articulation sophistiquée de rationalisme, libéralisme et défense de la liberté d’expression, qui produit un cocktail détonnant très virulent envers la “gauche universitaire” et les militant·e·s pour la justice sociale. On peut même dire que les intentions politiques de Boghossian, Lindsay et Pluckrose sont encore plus affirmées que pour Sokal.
Les guerriers de la liberté d’expression
Notre trio de farceurs est en effet engagé de longue date dans ce qu’on pourrait appeler les Free speech wars. On regroupe sous cette même appellation une famille d’événements qui ont en commun d’opposer les défenseurs auto-proclamés de la liberté d’expression aux militant·e·s pour la justice sociale (féministes, anti-racistes, etc.) sur différents campus ainsi que dans la vie publique nord-américaine. Notons tout d’abord que cette dénomination n’est pas neutre car principalement utilisée par ces “free speech warriors” qui précisément considèrent qu’elles sont les victimes de campagnes de boycottage et d’intimidation de la part des “social justice warriors”14 qu’ils conspuent tant.
Les free speech warriors voient l’activisme pro-justice sociale sur les campus comme une menace pour l’avancement de la science et la liberté académique. Plus précisément, ils estiment que le féminisme intersectionnel contemporain est un non-sens intellectuel, et qu’il est anti-scientifique, dogmatique et totalitaire, puisque ses militant·e·s ne supporteraient pas qu’on étudie ou même évoque des vérités scientifiques contredisant leur discours. Ainsi beaucoup de ces free speech warriors viennent du monde universitaire, où ils ont eu une expérience conflictuelle avec des mouvements féministes, anti-racistes ou anti-homophobie. Par exemple un scandale à leurs yeux fut lorsque le professeur Bret Weinstein démissionna de son poste à l’université d’Evergreen suite à une mise en cause de son comportement par des militant·e·s anti-racistes. De la même façon, ils s’émurent lorsque l’assistante d’enseignement Lindsay Shepherd eut des démêlés avec l’administration de l’université Wilfrid Laurier pour avoir montré une vidéo de Jordan Peterson en classe. De manière plus générale, l’internet regorge de vidéos où des free speech warriors se font interrompre durant des conférences données dans des universités nord-américaines.
Les free speech warriors peuvent venir d’horizons politiques différents, mais ce qui les réunit c’est une haine tenace de la gauche militante.
Aux yeux des free speech warriors, le côté totalitaire du militantisme pour la justice sociale se manifeste lors de ce qu’ils appellent des “paniques morales” (encore un mot qui leur est cher), où l’indignation publique se conjugue à leurs yeux avec le refus d’écouter une vérité qui dérange, par exemple dans les deux cas de Bret Weinstein et Lindsay Shepherd présentés ci-dessus. Mais aussi lorsque l’informaticien James Damore produisit un memo confidentiel qui fuita de certains forums privés de Google15, ainsi que lorsque le physicien Alessandro Strumia fit une présentation au CERN accumulant tous les clichés rationalistes sur la place des femmes dans la science, et ceci lors d’une conférence spécialement dédiée à ce sujet16. Ils ont tous deux soulevé l’indignation publique et ont été licenciés, les promouvant d’emblée au rang de martyrs du politiquement correct pour les free speech warriors. À leurs yeux, les social justice warriors seraient ainsi en passe de réussir à instaurer une dictature du “politiquement correct”, dans laquelle on ne pourrait plus dire de choses qui iraient à l’encontre des normes idéologiques, même si elles sont scientifiquement attestées. C’est pourquoi l’analogie avec l’imaginaire de la société totalitaire décrite dans “1984” de Georges Orwell est tout naturellement une référence classique parmi les free speech warriors.
Ce mouvement agrège autant des nouveaux athées avec Sam Harris, que des sceptiques avec Michael Shermer, que des libertariens avec Dave Rubin et des conservateurs comme Ben Shapiro, sans oublier le monde académique avec Jonathan Haidt, Gaad Sad, Steven Pinker ou Jordan Peterson, qui est pour sa part aussi un conservateur traditionaliste à l’image de Christina Hoff Sommers, elle aussi fortement impliquée dans ce mouvement de pensée (après une longue tradition d’anti-féminisme depuis les années 1990). Et, bien entendu, notre trio de farceurs : Peter Boghossian, James Lindsay et Helen Pluckrose. Leurs canaux de communication vont des livres grands public (par exemple tous les livres de Pinker promouvant la psychologie évolutionniste, ou bien encore le livre “Unlearning Liberty: Campus Censorship and the End of American Debate” de Greg Lukianoff qui est un pamphlet sur le supposé bâillonnement de la parole dans les universités américaines) aux podcasts diffusés sur internet — à la manière de l’Alt-Right — tels que le “Rubin Show” présenté par Dave Rubin (qui représente un peu le passage obligé de la sphère libérale rationaliste) ou la chaine youtube “The Saad Truth” tenue par Gad Saad, en comprenant bien sûr des tournées de conférences dans des centres culturels ou des universités (avec tous les risques d’interruption que cela implique).
Même si en apparence, ces personnes ne forment pas un ensemble cohérent car elles peuvent avoir des opinions divergentes sur certains points précis — et s’en revendiquent fièrement — s’il y a un point sur lequel elles sont toutes d’accord sans aucune hésitation, c’est la défense de la liberté d’expression et leur opposition aux militant·e·s pour la justice sociale. Tous ces free speech warriors se sont même affublés d’un nom : “Intellectual Dark Web”, dans un souci de distinction vis à vis des médias traditionnels qui ne leur donneraient pas la parole et mépriseraient leur opinion non-politiquement correcte17.
Un portrait de l’Intellectual Dark Web
La philosophie politique de l’Intellectual Dark Web peut être grossièrement décrite en une phrase : “la rationalité et la liberté sont les deux plus importantes valeurs que l’homme moderne, héritier des Lumières, se doit de défendre”. Dans ce slogan, le cœur de l’idéologie politique des free speech warriors est exprimé; en voici la traduction et un corollaire immédiats :
- Les sciences de la nature et celles qui offrent une mathématisation suffisante sont les seules pourvoyeuses de connaissances certaines sur le monde.
- L’individualité est une tendance naturelle de l’homme, et à ce titre les libertés individuelles ne doivent pas être brimées par l’État ou par les groupes de pression.
- L’homme est un animal, et à ce titre sa psychologie n’a pas plus échappé à l’évolution que son corps physique.
- Depuis l’avènement des Lumières qui ont éclairé le monde de leur sagesse, le mouvement de la raison et de la liberté a essuyé des attaques innommables de la part, successivement, des romantiques contre-Lumières, des romantiques Nietzschéen, des romantiques Heideggeriens, et des romantiques post-modernes, dont la pensée ne peut être guidée par la raison.
Nous déduisons de tous les points précédents les corollaires suivants :
A. Le libéralisme (au sens classique du terme) est la meilleure philosophie qui soit, une preuve allant dans ce sens étant que la science économique, satisfaisant le point 1. par sa mathématisation apparente, a montré que le bien-être mondial s’était grandement amélioré avec le capitalisme/mondialisation/libéralisme.
B. Étant donné le fait qu’elle se revendique de Darwin et le point 1., la psychologie évolutionniste a donc un plus grand pouvoir explicatif que les sciences humaines sur les comportements humains au niveau statistique : une certaine “nature humaine” expliquerait mieux les faits sociaux que la sociologie.
Ces deux corollaires sont des antiennes de ce mouvement qu’on peut légitimement qualifier de libéral rationaliste. Mais de manière plus importante nous déduisons le résultat suivant, qui résume le positionnement idéologique de l’Intellectual Dark Web : “le militantisme pour la justice sociale, de par sa croyance en un constructivisme radical d’inspiration post-moderne et un système d’oppressions d’inspiration marxiste, est un mouvement de pensée antirationaliste et liberticide”. La conjonction entre rationalisme, libéralisme et anti-féminisme pourrait aussi s’expliquer ainsi : le fait que l’État, en se basant sur des théories scientifiques sociologiques (donc non scientifique au yeux des rationalistes), met en place des politiques visant à “forcer” l’égalité (donc liberticide aux yeux des libéraux, ce qui explique d’ailleurs pourquoi il existe peu de libéraux pro-justice sociale).
Ainsi, les free speech warriors interprètent le militantisme pour la justice sociale comme une sorte de nouvelle religion — nécessairement irrationnelle donc — qui manifesterait un tribalisme délirant (nom un peu plus scientifiquement hype que “communautarisme”), et dont ses membres chercheraient à imposer leur doctrine post-moderne, anti-scientifique, identitaire, marxiste (car il faut bien que lui aussi y soit pour quelque chose) et totalitaire. À cet égard, leur discours ne semble être qu’un anti-féminisme sophistiqué, drapé dans de grandes notions philosophiques et d’arguments d’autorité scientifiques.
La critique contre le marxisme vient du fait que les social justice warriors parlent d’oppressions systémiques lorsqu’il abordent les discriminations que subissent les minorités. Or les free speech warriors dénient l’existence d’un tel concept, au nom de la liberté inhérente à l’être humain. De plus, en voyant l’analogie entre les systèmes de genre, de race et celui de classe sociale hérité du marxisme, leur anticommunisme vivace leur fait condamner derechef l’idée que les oppressions puissent être systémiques. De ce fait, ne pouvant comprendre que les minorités dans la société sont discriminées d’une manière systématique, ils ne peuvent adhérer aux identity policies (dont la très mauvaise traduction en français est “discrimination positive”) et qualifient d’“identitaires” les social justice warriors. Dans tous les cas pour eux les identity policies contreviennent complètement aux principes d’égalité devant la loi, votée par un régime parlementaire que les Lumières nous ont apporté, donc nécessairement bon, ou moins pire que les autres systèmes.
Il est évident que la philosophie politique de l’Intellectual Dark Web partage beaucoup de choses avec celle de la droite conservatrice américaine, notamment sur leur haine de la gauche militante. Ils s’en distinguent cependant par leur rationalisme (par leurs affinités avec le “New Atheism” notamment18) et leur libéralisme qui confine parfois au libertarianisme19. Bien que se prétendant “neutre” puisque prétendument soumis à la vérité scientifique20 on ne peut pas ne pas voir les liens plus que troubles de l’Intellectual Dark Web avec les milieux conservateurs et réactionnaires21. C’est d’ailleurs en référence à l’Alt-Right qu’on désigne parfois cette mouvance libérale rationaliste avec l’expression “Alt-Lib”22.
Enfin, il est intéressant de noter que la philosophie libérale rationaliste promue par l’Intellectual Dark Web est téléologique dans le sens où elle se présente comme l’aboutissement d’un processus historique, et le meilleur qui soit. En mettant explicitement les Lumières et leur héritage au centre de ce processus, ils perpétuent une vision occidentalo-centrée et sans recul socio-historique de l’histoire des idées. Mais ceci étant une idée trop post-moderne, il est normal qu’ils ne la considèrent même pas.
Des Science Wars radicalisées
Les parallèles à faire entre Free speech wars et Science wars sont multiples. Déjà, si on relit les livres ayant marqué les grands moments des Science wars (voir en Annexe), on voit par exemple que ce qui réunissait beaucoup de personnes contre le post-modernisme était un idéal rationaliste et réaliste. Celui-ci induisait implicitement deux choses : une vision naïve du fonctionnement et de l’histoire de la science, conjuguée à un rejet de la sociologie des sciences ainsi que de l’extrême gauche militante, analysées toutes deux par les rationalistes comme des menaces sur “leur” science. Par exemple dans le livre “Higher Superstition: The Academic Left and Its Quarrels with Science”, le biologiste Paul Gross et le mathématicien Norman Levitt enchainent les attaques contre cette “gauche universitaire”, expression fourre-tout qui sert à désigner les sociologues des sciences, les post-modernes et l’extrême gauche. La dureté des attaques que durent subir les sociologues des sciences dans cette période fut insoutenable, et d’autant plus exaspérantes qu’elles venaient de personnes qui manifestaient une ignorance complète de leur écrits, et préféraient former un homme de paille que de lire sérieusement ce qui était écrit sur la science23.
On a l’impression de retrouver ce même climat dans les Free speech wars, puisque les membres de la mouvance libérale rationaliste s’en prennent souvent aux critical studies sans en avoir lu ou compris le sens profond. Par exemple, un article défendant la création d’une “glaciologie féministe” a été conspué par tous les free-speech warriors, alors qu’il propose des pistes de réflexion passablement intéressantes24. Les attaques contre la “gauche universitaire” se font incessantes, et d’autant plus arrogantes que les membres de la mouvance libérale rationaliste se croient plus intelligents car ils auraient la Science™ de leur côté.
Ainsi, les membres de l’Intellectual Dark Web inscrivent tout naturellement les Free speech wars dans le sillage des Science wars, au point de le revendiquer, notamment sur le plan du rationalisme et l’anti-post modernisme. Comme nous l’avons vu, le fait de nommer leur canular “Sokal au carré” en est un exemple évident. Cela dénote d’une référence et d’une volonté communicationnelle certaine, et dans le même temps les canulars de Boghossian, Lindsay et Pluckrose n’ont pas le même sens car ils n’ont pas le privilège de l’antériorité, mais surtout ils ont été fomentés dans un but politique autrement plus insidieux que celui de Sokal.
Là où les Science wars ne contenaient pas en soi dans leur cœur même une attaque politique contre le féminisme et l’anti-racisme, ni même une défense de la liberté d’expression, le but avoué des free speech warriors est de mettre en doute la scientificité des critical studies et, par contamination, d’induire que ces champs disciplinaires ne devraient pas être considérés comme sérieux et, partant, que tout le militantisme pro-justice sociale devrait être désavoué. C’est d’ailleurs sans surprise qu’à la suite de leur canular, Boghossian, Lindsay et Pluckrose ont renommé les gender studies etc. des “grievance studies” (= les “études des doléances” en français), en référence au fait supposé qu’elles soient basées uniquement sur une idéologique identitaire victimaire. Ils ne se cachent d’ailleurs pas, non plus qu’aucun de leurs acolytes, qu’ils souhaitaient mettre un terme au subventionnement de ces départements d’humanités et de sciences sociales.
Au final, les Free speech wars semblent être une version actualisée et radicalisée des Science wars. La haine du post-modernisme et le rationalisme exacerbé se conjugue, chez les free speech warriors, à une prétention à se dire les défenseurs de la liberté d’expression et des libertés individuelles, qu’il n’y avait pas chez les contempteurs des sciences studies dans les années 1990. La philosophie de l’Intellectual Dark Web est une articulation entre rationalisme et libéralisme bien plus sophistiquée que la simple opposition au post-modernisme marquant les Science wars. Elle peut paraître séduisante à plusieurs égards, notamment pour la facilité des réponses qu’elle propose, mais elle n’en reste pas moins plombée par deux contradictions : 1) celle de promouvoir la liberté d’expression, et pourtant de chercher à faire taire des départements de recherche entiers, et 2) celle de se prétendre rationnelle et louant les faits empiriques, tout en niant les résultats en histoire et en sociologie des sciences qui montrent que la conception de la science qu’en ont les free speech warriors est au mieux surannée, au pire erronée. Cela, en plus de l’acharnement que ces mêmes free speech warriors mettent en oeuvre pour attaquer la gauche militante, montre que l’Intellectual Dark Web — contrairement à leur prétention à se dire centriste — forme en fait plus un courant réactionnaire et sophistiqué s’opposant au militantisme pour la justice sociale qu’un nouveau projet politique en soi.
Annexe : Résumé des Science wars
Les Science wars, qui ont opposé une partie du champ intellectuel de la droite conservatrice et de gauche rationaliste avec des universitaires des départements anglo-saxons de littérature et de sciences humaines et sociales, débutent en 1987 lors de la sortie du livre du philosophe Alan Bloom “The Closing of the American Mind”, dénonçant comment l’enseignement de masse à l’Université était un obstacle à une bonne et juste éducation, et comment le “relativisme” qui y était promu mettait en péril la culture occidentale. Ces prises de position fut fortement suivie par les milieux conservateurs, qui voyaient dans ces nouvelles disciplines universitaires étudiant le genre, la race et les identités subalternes le signe d’un déclin de la culture américaine depuis les années 1960 ainsi qu’une intrusion insoutenable des idéologies de gauche dans le curriculum universitaire.
Cette première attaque contre certaines disciplines universitaires a été appuyée en 1994 par l’ouvrage écrit à quatre mains par le biologiste Paul Gross et le mathématicien Norman Levitt : “Higher Superstitions: The Academic Left and Its Quarrels with Science”. Dans cet ouvrage, ils critiquent la “gauche universitaire”, qui regroupe de manière arbitraire des sociologues des sciences, des théoricien·ne·s littéraires et des militant·e·s féministes. Les science studies et la pensée post-moderne sont notamment accusées d’un manque de rigueur intellectuelle, de la méconnaissance pure et simple des théories scientifiques qu’elles prétendent analyser, et de la négation des faits comme réalité empirique au profit d’un certain constructivisme social. On peut ainsi qualifier la plus grande part de leur ouvrage d’homme de paille.
L’intérêt que suscita leur livre les encouragea à organiser une conférence à New York en 1995 intitulée “The Flight from Science and Reason”, qui réunit plusieurs universitaires et intellectuel·le·s pour discuter des questions soulevées par le relativisme, l’antirationalisme et l’antiréalisme dont sont accusées les cultural/science studies. Dans le camp en face, la résistance s’organisait: Andrew Ross, éditeur de la revue universitaire Social Text, était en train de compiler un certain nombre d’articles en vue de publier un numéro spécial sur les “guerres de la Science”, en défense des cultural studies et en réponse au climat de suspicion déclenché par l’ouvrage de Gross et Levitt. Par un surprenant hasard, c’était la revue à laquelle le physicien Alan Sokal avait soumis son article canular écrit à l’automne 1994, suite à la lecture de “Higher Superstitions” qui l’avait intrigué. C’est ainsi qu’en avril 1996 le canular de Sokal se retrouve publié précisément dans le numéro spécial de Social Text ayant trait aux Science wars25.
Lorsqu’il révéla au monde le pot aux roses, ce fut le coup d’envoi de nombreux échanges dans la presse américaine qui mettra plusieurs mois à se calmer26. Cette “affaire Sokal” ne fait pas beaucoup parler d’elle en France, avant la sortie en septembre 1997 du livre “Impostures Intellectuelles” écrit conjointement par Sokal et le physicien belge Jean Bricmont. Dans ce livre, exclusivité mondiale, est dénoncée autant le relativisme en sociologie des sciences que la tendance jargonneuse des penseurs post-modernes tels que Derrida, Deleuze ou Guattari. Fait intéressant, l’affaire Sokal française diffère sensiblement de l’affaire Sokal États-Unienne en cela qu’elle s’oriente très rapidement vers un débat sur le “droit à la métaphore” des philosophes français27. Les questions portant sur le relativisme et l’antirationalisme d’une certaine “gauche universitaire” sont passablement ignorées par le monde intellectuel français, alors que le sociologue des sciences Bruno Latour essuyait beaucoup de critiques de l’autre côté de l’Atlantique.
Après quelques mois, le débat s’est éteint dans la sphère publique, mais il continue dans les milieux universitaires, avec un épisode peu connu mais pourtant très intéressant28. Celui-ci se déroule au Royaume-Uni, qui a justement vu émerger le Programme Fort en sociologie des sciences au début des années 1970 (à Édimbourg et à Bath), considéré comme l’archétype du relativisme épistémique conspué par Gross, Levitt, Sokal et Bricmont. C’est motivé par la sortie en 1998 de l’ouvrage collectif “A House built on Sand”, dirigé par Noretta Koertge et réunissant des textes opposés aux science studies, que David Edge, éditeur de la revue de sciences sociales Social Studies of Science, invite les deux camps adverses à échanger leurs points de vue dans deux numéros de la revue. Ainsi, en 1999, les représentants du Programme Fort et leurs adversaires eurent l’occasion de se confronter selon les canons de l’échange universitaire, c’est à dire par journal interposé.
Au final, qu’a-t-il résulté de ces Science Wars ? Quasiment rien puisque la sociologie des sciences se porte bien, la revue Social Text existe toujours, et les champs disciplinaires tels que les cultural studies et les science studies aussi et produisent des résultats intéressants. La philosophie post-moderne n’a pas fait s’effondrer la société occidentale. Par contre, ce qui est intriguant, c’est qu’elle suscite toujours la même désapprobation de certains milieux rationalistes, surtout lorsque ce dégoût se conjugue avec un anti-féminisme inavoué, mais bien présent. Les réactionnaires ont changé de visage et sont plus sophistiqués, mais ils ont toujours une dent contre les humanités et le post-modernisme.
Article publié le 17 octobre 2018. Kumokun est aussi sur Twitter !
- Areo Magazine, dont Pluckrose est la nouvelle éditrice, est un des étendards de la mouvance libérale rationaliste avec Quillette. Ils publient essentiellement des articles sur la liberté d’expression, la décadence du post-modernisme et le militantisme pour la justice sociale qui serait antiscientifique et liberticide. L’article sur les canulars se trouve ici. [↩]
- À ne pas confondre avec Paul Boghossian, philosophe lui aussi, ayant participé aux Science wars, et s’étant lui aussi opposé au prétendu relativisme du post-modernisme. [↩]
- Ce compte Twitter est spécialisé dans le repérage et la moquerie des articles d’humanités et de sciences sociales qui ne respecteraient prétendument pas les canons de la méthode scientifique (sans que celle-ci ne soit nulle part définie). [↩]
- Le philosophe et sceptique Massimo Pigliucci a notamment écrit une note intéressante sur ce canular, où il précise que faire un canular ne veut pas dire grand chose, puisque même les sciences dites “dures” en ont été victimes. [↩]
- Voir par exemple cet article, traduit de l’anglais par Peggy Sastre (sic), ou cet article, qui complète le premier. [↩]
- Voir par exemple M. Cervulle et N. Quemener, Cultural studies : Théories et méthodes, Armand Colin, Coll. “128”, 2015. ou E. Neveu et A. Mattelart, Introduction aux Cultural Studies, La Découverte, Coll. “Repères”, 2008. [↩]
- F. Cusset, French Theory, La Découverte, 2005. [↩]
- L’expression “French Theory” est une dénomination arbitraire à visée commerciale qualifiant le corpus de textes de ces divers auteur·ice·s français·e·s des années 1960 à 1990. [↩]
- Voir le chapitre sur l’épistémologie féministe dans D. Hess, Science Studies: An Advanced Introduction, New York University Press, 1997. [↩]
- D. Pestre, Introduction aux Science Studies, La Découverte, Coll. “Repères”, 2006. [↩]
- La prise de position du sociologue des sciences David Bloor (co-inventeur du Programme Fort) dans cette interview est à ce sujet éloquente : « Je dirais que le trait essentiel de tout type de relativisme doit être le rejet de l’absolutisme. Être relativiste, c’est reconnaître que les prétentions de la science à la connaissance n’ont ni ne peuvent prendre le titre de connaissance absolue. Pour être absolue, la connaissance doit être vraie sans aucune restriction, elle doit être connue avec certitude, être une vérité complètement stable et éternelle : c’est le genre de connotations qui donnent son sens au mot “absolu”. Et c’est précisément toutes ces connotations que le relativiste rejette. […] On peut nier le caractère absolu de la connaissance sans tomber dans le subjectivisme, sans invoquer sans réfléchir la simple opinion, ou d’autres choses de ce genre. Le lecteur non initié doit comprendre que pour être relativiste, il n’est pas nécessaire de penser “faites ce que vous voulez”. » [↩]
- Les cibles principales des attaques étaient essentiellement les tenants du Programme Fort, ainsi que le français Bruno Latour parce qu’il aurait défendu un constructivisme radical. [↩]
- Voir le texte original dans la revue Lingua Franca où Sokal annonce avoir fait son canular. [↩]
- Le terme “Social Justice Warriors” est un terme originellement péjoratif issu de la droite américaine pour se moquer des militant·e·s pour la justice sociale. Il a été ensuite réapproprié par ces mêmes militant·e·s dans une volonté de renverser le stigmate, et nous assumerons ici d’utiliser ce terme pour les désigner. [↩]
- Voir l’article sur le Google Manifesto. [↩]
- Les slides de la présentation sont trouvables ici. [↩]
- Le terme a été inventé par l’économiste Eric Weinstein (le frère de Bret Weinstein) qui fait partie de cette mouvance libérale rationaliste (il l’explique dans cette vidéo), et il a eu tellement de succès qu’un site internet avait été créé pour répertorier les prises de paroles de cette mouvance, ainsi qu’un article du New York Times. [↩]
- Voir l’article sur l’anti-féminisme dans les milieux athées. [↩]
- Voir l’article sur l’anti-féminisme dans les milieux libertariens. [↩]
- Voir l’article sur la fascination rationaliste pour l’extrême centrisme. [↩]
- Voir cet article de Vox par exemple. [↩]
- Ce thread est très informatif au sujet de pourquoi on peut appeler cette mouvance “Alt-Lib”. [↩]
- Comme l’article du physicien reconnu Steven Weinberg : S. Weinberg, “Sokal’s Hoax”, The New York Review of Books, 1996, vol. 43, n° 13, pp. 11–15. [↩]
- Voir par exemple cette interview d’un des auteurs qui explique ce que contient l’article, ainsi que ce thread très intéressant. [↩]
- On pourra tout de même trouver ça délicieusement ironique. [↩]
- S. Roux, “D’une affaire aux autres”, in S. Roux (dir.), Retours sur l’Affaire Sokal, L’Harmattan, 2007, pp. 1–49. [↩]
- M. Thomas, “Le « droit à la métaphore » des penseurs français”, in S. Roux (dir.), Retours sur l’Affaire Sokal, L’Harmattan, 2007, pp. 137–167. [↩]
- C. Rabier, “En attendant que le porridge refroidisse… La réponse de SSS aux science wars”, Genèses, vol. 58, n° 1, 2005, pp. 113–131. [↩]